Philippe Nantermod (dans l’Agefi et sur son blog) et Pierre Chappaz (sur son blog de Bilan) ont récemment publié deux billets intéressants contre l’initiative 1:12. Pour mémoire, cette initiative des jeunes socialistes suisses vise à obliger chaque entreprise à limiter les écarts salariaux de manière à ce que l’employé le mieux payé ne puisse pas gagner plus que 12 fois le salaire de l’employé le moins payé. On peut notamment lire dans ces billets que cette initiative est “soviétique”, Nantermod cite Soljenytsine, parle du “collectivisme et de l’Etat qui touche à tout”, et Pierre Chappaz cite “Staline, Mao, Hitler, Pol Pot, Castro ou Chavez”, et affirme que cette proposition est “digne de feue l’Union Soviétique”. “Tout le monde au pas, sauf les membres du Politburo” (sic).
Ces billets ne sont pas intéressants pour le contenu de leurs arguments substantiels contre cette initiative – ils ne parlent en fait presque pas de son contenu – mais parce qu’ils utilisent des sophismes très communs pour discréditer une proposition à laquelle ils s’opposent. On pourrait classer ces sophismes dans deux catégories que l’on trouve dans cet excellent recueil de 18 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi: le déshonneur par association (ou reductio ad Hitlerum/Stalinum/Polpotum), et la pente savonneuse.
Le déshonneur par association consiste à associer un argument à une situation ou à un personnage qui va server de repoussoir. Le philosophe Léo Strauss a notamment parlé de la « reductio ad Hitlerum » pour décrire la manière dont la nazisme, Hitler et l’Holocauste sont systématiquement comparés à divers phénomènes pour les discréditer. On choisit une propriété qui peut être connectée à un personnage repoussoir (avoir une moustache, être Autrichien, vouloir un rôle fort de l’Etat dans l’économie, soutenir l’autorité, la police, etc.) qui sert de lien avec l’argument/proposition que l’on veut discréditer. Barack Obama veut une assurance maladie obligatoire ? Comme Hitler! Vous voulez limiter les écarts salariaux? Comme Staline! Vous êtes pour la conscription obligatoire? Comme Kim-Jong Il ! Ces raisonnement sont faux parce qu’ils considèrent une partie pour le tout : vous avez une moustache comme Hitler donc vous êtes comme Hitler. Or, Hitler n’est pas considéré comme un repoussoir parce qu’il avait une moustache, mais pour ses crimes contre l’Humanité. Ce genre de comparaison obscurcit le débat et amoindrit la gravité des vrais crimes auxquels il se réfère, mais s’avère pratique lorsque l’on méconnaît un sujet. On peut resservir le même cliché/argument pour différents objets.
Il est intéressant de noter que la droite aime à comparer la gauche à la fois à l’Union Soviétique (100 millions de morts, ma bonne dame !) et aussi au nazisme. En 2000, l’UDC de Christoph Blocher avait distribué un tout-ménage intitulé « appel aux socialistes de tous les partis » qui comparait le socialisme au national-socialisme. L’UDC valaisanne, qui brille notoirement par son élégance, a utilisé le mot « gausciste » (fusion de gauchiste et fasciste) a plusieurs reprises. En même temps, la gauche est toujours souvent traitée de communiste même par les jeunes ténors ambitieux et valaisans du « centre » droite alors que la gauche (modérée) me semble beaucoup plus circonspecte quant à traiter la droite de fasciste alors que celle-ci a suivi une ligne beaucoup plus dure sur les questions de sécurité, d’immigration ou d’armée, que l’on aurait aussi pu assimiler au fascisme en suivant la même logique.
La pente savonneuse consiste à postuler que si une proposition est acceptée, elle va déclencher un mécanisme qui va entraîner les pires conséquences. Si l’on commence à entamer la liberté individuelle (par exemple en imposant les bénéfices boursiers) on va finir avec les chambres à gaz. Si l’on veut commencer à limiter les écarts salariaux, on ouvre le chemin pour l’avénement d’une société totalitaire du type Corée du Nord. Philippe Nantermod est particulièrement avide de tels raisonnements quand il écrit que “l’initiative prépare le terrain pour une société dans laquelle la collectivité fixe les critères moraux d’utilisation du patrimoine privé et dicte à tout un chacun sa conduite bien au-delà des règles essentiels du vivre en commun”. Une argumentation similaire avait été utilisée dans les campagnes successives contre le droit de vote des femmes en Suisse, où les arguments avancés n’avaient que peu à voir avec la question de l’égalité des droits, mais avec les consequences funestes qu’elle aurait sur la société. Récemment, une députée UMP a affirmé que le mariage homosexuel ouvrait la porte aux unions avec des animaux. L’idée qui sous-tend ce raisonnement est que chaque brèche ouverte dans un droit ou principe va amener à l’abolition totale de ce droit ou principe (c’est notamment l’argument principal de Hayek dans la Route de la Servitude). Philippe Nantermod cite le droit à la propriété comme un droit inalienable garanti par la convention internationale des droits de l’homme, mais la capacité des entreprises à profiter de leur bénéfice ou d’employer la force de travail de leurs employés est déjà limité par toutes sortes de règles: l’interdiction de travail des enfants, du travail de nuit, l’imposition des bénéfices et les cotisations sociales. Quand il s’agit de la limite entre propriété et intervention étatique, il n’y a en fait que des demi-mesures, et une brèche ouverte dans la propriété n’entraîne pas forcément l’abolition de la propriété (comme l’un de mes collègues, par ailleurs libertarien, l’admet dans un article récent). En disant que l’intervention de l’Etat dans la politique salariale des entreprises mène au totalitarisme, on utilise la même logique lorsque l’on dit que l’interdiction du travail des enfants mène au totalitarisme.
En soi, je ne suis pas particulièrement enthousiaste quant au contenu de l’initiative elle-même. La Suisse possède déjà un niveau d’inégalités avant impôts et transferts qui est l’un des plus bas de l’OCDE, même si elle est aussi le pays qui redistribue le moins. Une distribution plus égalitaire des revenus permettrait en effet de soutenir la demande interne, qui a été le facteur qui a permis à la Suisse de résister à la crise face aux difficultés infligées aux exportations par le franc fort ; jusqu’ici l’immigration a été le moteur du maintien de cette demande interne. Néanmoins, si l’on voulait avoir les niveaux d’inégalité après impôts et transferts de pays comme le Danemark ou la Norvège, il vaudrait certainement mieux miser sur une meilleure progressivité de l’impôt ou une adaptation des primes d’assurance maladie au revenu (elles sont aujourd’hui un impôt régressif). Par ailleurs, il y a peu à attendre de la traduction législative d’une initiative de gauche, même si elle est acceptée, par un parlement à majorité de droite. Je ne vois pas non plus ce qui empêcherait les entreprises de contourner les règles en créant des entités juridiques séparées : sur le papier, les cadres dirigeants pourraient être employé par une entreprise et les employés subalternes par une autre à laquelle des tâches seraient sous-traitées. Mais ces questions sont trop compliquées. Il vaut mieux parler de Pol Pot et Staline lorsque l’on est soi-même ignorant, ou que l’on considère que ceux à qui l’on d’adresse le sont.
6 responses to “Reductio ad Stalinum ad Nauseam”
C’est avec un grand intérêt que j’ai lu votre prise de position, et c’est un avec un plaisir que je peine à dissimuler que j’y réponds.
Il est vrai que les références à Staline, au communisme et à l’URSS sont souvent abusives, idiotes et déplacées. Ce n’est pas à la légère que je me suis permis un tel rapprochement. Toutefois, on ne saurait interdire toute référence à l’expérience communiste qui n’a rien d’anecdotique sur un continent qui a vécu la tentative collectiviste dans de nombreux de pays, concernant des dizaines des millions de personnes avec le résultat que l’on connaît.
Je ne prétends pas que 1:12 mène à Lénine ou au soviet. J’affirme par contre, et je le crois sans le moindre abus, que cette initiative contient en elle les germes du collectivisme.
Les mesures sociales de contrôle des salaires que vous évoquez, bien que je les rejette, ne constituent pas un projet communiste. Ni le salaire minimum, ni l’interdiction du travail des enfants ou l’imposition du bénéfice n’ont pour objectif une telle déviance. Chacun de ces projets a un fondement social compréhensible. Lorsqu’on exige que les travailleurs perçoivent un SMIC , on cherche manifestement à améliorer la qualité de vie des plus faibles. Lorsqu’on empêche les enfants de travailler, on vise à assurer une formation et à renforcer l’ascenseur social.
Rien de tel avec 1:12. Imaginer qu’interdire le salaire des hauts dirigeants poussera les divers conseils d’administration à s’imposer une augmentation des salaires des plus faibles relève soit de la mauvaise foi, soit de la naïveté. Les objectifs d’1:12 n’ont aucun effet social pour les plus revenus les plus bas. Le seul objectif de ce projet est de réduire l’écart salarial. Et le réduire, en tant que tel, ne conduit à aucun progrès social. Il ne mène qu’à une société plus égalitaire, plus dirigiste, moins libre.
A ce titre, 1:12 contient vraiment les germes du collectivisme. Pourquoi s’arrêter aux salaires ? Pourquoi demain l’Etat ne limiterait pas la marge bénéficiaire des entreprises. Pourquoi ne pas considérer une marge supérieure à 12% comme volée ? Un tel projet pourrait être introduit par le même mécanisme démocratique. Il n’en demeure pas moins qu’il n’apporterait aucun progrès social, seulement un pas vers une économie davantage planifiée.
Là où vous voyez une « reduction ad stalinum », je vois une approche objective d’un texte qui nous est soumis. Oui, réduire l’écart salarial dans le seul but de réduire l’écart salarial est un projet communiste. Ni plus, ni moins.
Pour le reste, j’aimerais contredire votre affirmation la plus erronée. Lorsque vous déclarez que les primes d’assurance maladie constituent un impôt progressif, vous éludez l’essentiel de notre système de santé. La moitié des dépenses en la matière sont assurées par l’Etat. Pour l’autre moitié, couverte par les assurances maladies, il sied de rappeler que la collectivité subventionne 30% de la population. Si l’on regarde la répartition des charges de l’ensemble des dépenses de santé, vous constaterez en réalité une distribution totalement progressive des dépenses, bien loin de votre impôt régressif.
La charge fiscale en Suisse dépasse 40%, selon les dernières estimations, lorsqu’on inclut l’ensemble des prélèvements obligatoires. 1:12, c’est le pas supplémentaire, celui que je ne suis pas prêt à franchir, vers une société où l’égalité de fait prime les libertés individuelles. Une société communiste, peu importe les slogans-titre que vous inventerez. Une société dont je ne veux pas, et que je combats au quotidien.
Merci pour votre commentaire. J’ai tâché de répondre à la question de la dégressivité des primes d’assurance maladie dans le billet suivant: https://alexandreafonso.wordpress.com/2013/09/01/letat-social-en-suisse-progressif-ou-regressif/
Comme le montrent les données de l’OFS, la progressivité de l’ensemble des prélévements obligatoires dans le budget des ménages est en fait très faible. Jusqu’à environ 13’000 CHF de revenu mensuel, la dégressivité des primes d’assurance maladie annule presque entièrement la progressivité de l’impôt et des cotisationss sociales. Selon ces données, les dépenses de transfert obligatoires représentent 27.3% du budget des ménages, pas 40%. Vous me direz que cela ne prend pas en compte la fiscalité des entreprises, mais l’ensemble de de la quote part fiscale est en dessous de 30%, comme montré ici:
http://www.bfs.admin.ch/bfs/portal/fr/index/themen/21/02/ind32.indicator.71105.3208.html
Pour ce qui concerne la quote-part fiscale, sauf erreur, l’OFS ne tient pas compte de l’ensemble des prélèvements obligatoires, en particulier des assurances sociales, y-compris LPP et assurances maladie. Economiesuisse a récemment montré que la quote-part dépasse les 40% (http://www.economiesuisse.ch/fr/themen/ste/privatpersonen/pages/_detail.aspx?artID=WN_fiskalquoten_20130712)
Pour les caisses maladie, je réponds directement sur la page correspondante.
Oui, Economiesuisse est en effet une source beaucoup plus fiable que l’OFS car Economiesuisse est neutre alors que l’OFS est un lobby… Ironie mise à part, il est problématique d’inclure dans la quote-part fiscale les primes d’assurance maladie qui sont versées à des entreprises privées.
Soit dit en passant, le graphique sur la page que vous mentionnez est une sacrée blague: ils ajoutent la LPP et l’assurance maladie en Suisse mais pas les prélèvements équivalents dans les autres pays. C’est comme donner des haltères à quelqu’un et dire qu’il est trop gros lors de la pesée.
L’OFS est neutre ? En dehors d’une vision dogmatique, je ne comprends pas pourquoi un expert serait davantage neutre en bossant pour l’Etat, d’autant plus pour une question qui porte sur une critique de l’appareil public. Mais bon, il n’est pas nouveau de trouver cette vision manichéenne d’un Etat gentil et animé de but louables face à des privés méchants, avides et cupides.
Je trouve, contrairement à vous, que la blague consiste à exclure de la quote-part les assurances-maladie et la LPP. D’un point de vue économique, quand on parle de la taille de l’Etat sous l’angle des recettes, c’est bien l’ensemble des prélèvements obligatoires qui intéressent. Peu importe la forme juridique choisie pour le percepteur.
Si je suis votre opinion, il se justifie d’inclure la sécurité sociale et l’ensemble des retraites en France, mais pas en Suisse, simplement parce que la forme juridique choisie diffère ? Les assurances-maladie et les caisses de pension sont intégralement dirigées par des règles de droit public et surveillées par les autorités fédérales et cantonales. Je ne vois pas d’un point de vue économique ce qui vous permet de les sortir de la quote-part, à moins de vouloir volontairement minimiser celle-ci en Suisse…
Excellent text – these references to Stalin, Soviet Russia, Hitler etc. (depending on the issue), or the maddening tendency to equate the left with communism (not to say anything about the tendency to equate the extreme left with the extreme right) have become dangerously commonplace lately. Arguments are disqualified with a rhetorical flourish, guaranteed to send shivers of nightmarish associations down the spines of their intended audiences. A deplorable tactic – and thank you for taking the pains to analyze this case study in order to demonstrate how this rhetorical fallacy works.