A paraître dans Panorama, 2017.
Au cours des 60 dernière années, la Suisse a fait massivement appel aux travailleurs et travailleuses étranger-e-s pour satisfaire ses besoins de main d’œuvre. Dans le contexte de reconstruction de l’après-guerre, les travailleurs étrangers, en particulier saisonniers, semblaient être la solution la plus efficace pour augmenter le volume de travail. Pourtant, d’autre pays, Scandinaves en particulier, ont choisi une voie sensiblement différente durant la même période pour augmenter le volume de travail : stimuler l’emploi féminin au travers de l’expansion des crèches, des politiques familiales et des congés parentaux, qui ont été développées beaucoup plus tôt qu’en Suisse. Pourquoi certains pays ont-ils choisi de miser sur l’immigration, alors que d’autres ont choisi de favoriser l’emploi féminin?
Les coûts de l’emploi des femmes
La période qui a suivi la Seconde guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1970 a été une période de croissance sans précédent. Pour faire face à une demande croissante de biens et de services, plusieurs pays Européens, comme la Suisse mais aussi l’Allemagne, la France, l’Autriche ou les Pays-Bas ont fait appel de manière massive aux travailleurs étrangers venus des pays du pourtour méditerranéen : Italie, Espagne, Portugal, Yougoslavie, Turquie, Maroc, Algérie. Il faut noter que ces flux étaient en grande partie organisés par les pays d’accueil eux-mêmes, au travers d’accords bilatéraux avec les pays d’origine. Par exemple, l’Union Suisse des Paysans affrétait des trains spéciaux pour amener les saisonniers d’Espagne ou du Portugal vers les exploitations membres en Suisse. Alors que le recours aux travailleurs étrangers dans ces pays était principalement justifié par une pénurie de main d’œuvre dans les pays d’accueil, il faut préciser qu’il s’agissait avant tout d’une pénurie de main d’œuvre masculine. En Suisse, par exemple, le taux d’activité des femmes ne dépassait pas 35% en 1941, et n’a augmenté que très lentement jusque dans les années 1970: il était de 42% en 1971. On peut se demander pourquoi, dans ce contexte, les employeurs et autorités suisses ont préféré faciliter l’immigration de main d’œuvre plutôt que de promouvoir l’emploi des femmes.
Bien entendu, les femmes et les Gastarbeiter de l’après-guerre ne constituent pas des parfaits substituts, en particulier si l’on considère les secteurs dans lesquels ils étaient concentrés : la construction, l’agriculture. Néanmoins, favoriser l’un ou l’autre correspondait aussi à des choix politiques. On peut identifier 4 types de stratégies pour augmenter le volume de main d’œuvre.
Premièrement, on peut favoriser la rationalisation de la production et la mécanisation, qui va permettre de produire plus de biens et de services avec moins de main d’œuvre. Dans certains secteurs, comme l’agriculture, cela pouvait forcer la disparition de beaucoup de petites exploitations, et nécessitait du capital qui était rarement disponible. Deuxièmement, on pouvait augmenter le temps de travail de la main d’œuvre existante. Cette stratégie allait toutefois à l’encontre de la dynamique qui prévalait depuis la guerre, qui allait plutôt vers la réduction du temps de travail.
Troisièmement, on peut tenter d’augmenter le taux de participation des groupes sociaux qui ne prennent pas ou peu part au marché du travail. Le groupe le plus important dans ce contexte était certainement les femmes, et en particulier les femmes en âge d’avoir des enfants. En Suisse, il est intéressant de noter que la participation féminine au marché du travail avait décliné entre 1910 et 1941, de 47% en 1910 à 35% en 1941. Durant cette période, le modèle bourgeois d’un seul salaire (masculin) par ménage s’impose, et l’activité professionnelle des femmes est jugée indésirable tant par les milieux bourgeois que par les syndicats. Dans ce contexte, stimuler l’activité professionnelle des femmes rentre en conflit avec la conception conservatrice de la famille qui prévalait, mais engendre aussi des coûts. En effet, si l’on veut permettre aux mères de travailler, il faut mettre en place un système de crèches, ou une assurance maternité qui, comme on le sait, mettra plus de 60 ans à être réalisée. Toutes ces politiques nécessitent une extension de l’État, des taxes et impôts pour les financer que les milieux bourgeois n’étaient pas prêts à assumer.
La quatrième stratégie, et celle sur laquelle la Suisse a basé l’expansion de son marché du travail, est celle de l’immigration. Cette stratégie comporte l’avantage de ne pas entraîner les dépenses et l’extension de l’Etat social requises par le travail féminin. Les permis saisonniers ne donnaient par exemple pas droit au regroupement familial, ce qui limitait les dépenses liées à l’arrivée de familles. L’immigration n’était par ailleurs pas considérée comme un facteur d’inflation dans la mesure où les travailleurs étrangers étaient censés épargner pour leur retour dans leur pays d’origine plutôt que consommer des biens et services en Suisse. Enfin, “importer” principalement des hommes de l’étranger plutôt qu’encourager l’emploi des femmes suisses était une manière de sauvegarder le modèle familial traditionnel où la femme reste à la maison. Dans les années 1950 et 1960, l’emploi de travailleurs étrangers était perçu comme une politique sans conséquences majeures pour la société suisse dans la mesure où la nature des permis de travail favorisait la rotation des travailleurs. La rotation était censée empêcher les travailleurs étrangers de vouloir et pouvoir s’établir de manière permanente en Suisse. Les droits limités conférés aux travailleurs étrangers les rendaient aussi particulièrement avantageux pour les employeurs, ce qui a créé une demande massive de la part de certains secteurs. Entre les années 1950 et 1990, les nombre de travailleurs étrangers a augmenté de manière importante, et dans des proportions bien plus importantes que dans les autres pays Européens. Le taux d’activité des femmes, par contre n’augmenta que lentement jusque dans les années 1990.
L’exemple alternatif de la Suède
L’expérience de la Suisse est intéressante à comparer à celle de la Suède, qui a pris un chemin bien différent et investi massivement dans l’emploi des femmes dès les années 1960. Si ce pays a également recruté des travailleurs étrangers dans les années 1950 et 1960, en particulier de la Yougoslavie, ces programmes de recrutement ont été de bien moindre ampleur, et ont été interrompus au début des années 1970. Cette différence peut s’expliquer en partie par une importance moindre du modèle familial conservateur, et par des rapports de force politiques plus favorables à l’expansion de l’Etat. En effet, en Suède, le parti Social-Démocrate a exercé une influence décisive sur les politiques publiques de l’après-guerre, gouvernant seul pendant des décennies avec le soutien de puissants syndicats, alors que son équivalent suisse était confiné à une position de minorité au Conseil Fédéral et au parlement. D’une part, la domination du parti social-démocrate constituait un environnement beaucoup plus favorable à l’expansion de l’Etat social nécessaire à l’activation des femmes sur le marché du travail. De fait, les dépenses publiques liées à la maternité en Suède ont été plus de trois fois supérieures à celles de la Suisse jusqu’aux années 2000. Ces politiques ont été promues en masse dès la fin des années 1960. Alors qu’en Suisse l’assurance maternité universelle n’est entrée en vigueur qu’en 2005, la Suède a mis en place un congé parental (qui pouvait être partagé entre pères et mères) en 1974. Par ailleurs, l’activité professionnelle des femmes était activement encouragée, par exemple par le moyen d’émissions de radio. En conséquence, le taux d’activité des femmes a augmenté bien plus rapidement qu’ailleurs. En 1991, alors que le taux de participation au marché du travail des femmes suisses était de 68%, il était de 81% en Suède. Un autre facteur qui a freiné l’emploi de travailleurs étrangers en Suède et que leur emploi était moins avantageux pour les employeurs. En effet, la Suède, n’avait pas l’équivalent des permis saisonniers liés à un employeur ou à un secteur économique, et les syndicats exerçaient un contrôle important sur leurs conditions de travail. De fait les premiers accords de recrutement conclus par la Suède obligeaient les travailleurs étrangers à devenir membres d’un syndicat dès leur arrivée, et la couverture très large des conventions collectives rendaient difficiles pour les employeurs de tirer avantage de salaires plus bas.
Alors que l’immigration en Suisse génère des débats controversés entre acteurs politiques, on oublie souvent que les flux migratoires qui ont affecté la Suisse ont été le résultat de choix politiques. Considérer l’expérience d’autres pays permet de saisir les alternatives possibles et comprendre les chemins qui auraient pu être pris.
Graphique 1: Dépenses sociales liées à l’activité professionnelle des femmes en Suisse et en Suède, 1980-2010
10 responses to “L’immigration pour garder les femmes à la maison ? Le travail féminin et les politiques d’immigration en Suisse”
Very interested article Alexander keep up the good work☺
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[…] que pas nées sous la bonne étoile, dans la bonne caste ou que personne n’a osé leur donner leur chance, ce qui tient parfois à quelques aménagements. Quand on entend même des discours de quelques femmes politiques de droite sur des sujets ayant […]
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Intéressant. Je n’avais jamais pensé à la question sous cet angle, mais je suppose que cela doit être la même chose en France !
[…] L’immigration pour garder les femmes à la maison ? Le travail féminin et les politiques d’imm… d’Alexandre Afonso […]
Merci pour ce bel article de culture !
Article très intéressant qui permet de surcroît de mieux comprendre nos sociétés actuelles!
Très intéressant !